En Égypte, l'usage médical d'extraits d'absinthe est mentionné dans le Papyrus Ebers, écrit entre 1600 et 1500 avant notre ère. Les Grecs de l’Antiquité consommaient également du vin aux extraits d'absinthe, absinthites oinos. Pythagore et Hippocrate ont même vanté l’action bienfaitrice de ce dernier sur la santé, la libido et même la créativité, ce qui semblerait prouver qu’ils en firent eux-mêmes l’expérience.
Mais, en Occident, ce n'est que vers la fin du 18e siècle qu'on trouve la première trace écrite relative à l’absinthe distillée contenant de l'anis vert et du fenouil. Alors qu’on pense que ce fût le docteur Pierre Ordinaire (1741-1821), originaire de Quingey (Doubs), l’inventeur de cette recette en 1792, donc en pleine Révolution, alors qu’il s’était réfugié à Couvet (Suisse) comme émigré, Marie-Claude Delahaye et Benoît Noël, spécialistes de la question, ont montré qu’elle aurait été conçue par une rebouteuse suisse, nommée Henriod ou Henriot, la question méritant toutefois encore d’être approfondie car il est possible que ladite rebouteuse n’ait fait que reprendre la recette du docteur Ordinaire (un peu pharmacien comme tous les praticiens de son temps) qui avait mis au point cette composition pour en tirer quelque argent lui permettant de survivre en exil. Version plus vraisemblable car comment expliquer que des industriels suisses, gens sérieux par excellence, aient pu investir pour la fabrication à grande échelle d’une simple recette de bonne femme sans connaissances médicales avérées.
La première distillerie d’absinthe s’ouvrit à Couvet (Suisse), à quelques km de la Franche-Comté. Elle était l’œuvre de Daniel Henri Dubied et de son gendre, Henri Louis Pernod qui nous livre la recette dans un texte de 1797 rédigé dans son livre de raison. Puis en 1805, donc au tout début du Premier Empire, Pernod s’émancipa et franchit la frontière pour créer à Pontarlier (Doubs) sa propre distillerie sous le nom de Pernod Fils qui deviendra vite la première marque de spiritueux français.
1830, c’est la prise d’Alger et les officiers conseillèrent alors à leurs soldats d’ajouter quelques gouttes d’absinthe à leur eau pour la désinfecter et éviter ainsi la dysenterie qui faisait de véritables ravages. De retour en France, les militaires qui avaient pris goût à cette nouvelle boisson contribuèrent à son succès dans tout le pays alors que, pendant plus de trente ans, la consommation de l’absinthe était restée cantonnée dans la région de Pontarlier.
D’abord assez coûteuse, l’absinthe fut d’abord réservée à la bourgeoisie mais sa production ne cessant de croître, son prix diminua, la rendant accessible à chacun, au point qu’au début de la guerre de 1870, elle représentait 90% des apéritifs consommés en France.
Ce succès ne cessa de s’amplifier jusqu’à la veille de la première Guerre mondiale, la production française, concentrée à Pontarlier qui comptait alors une vingtaine de distilleries1, ayant été multipliée par plus de 50, passant de 700000 litres en 1874 à 36000000 de litres en 1910. Il est vrai qu’avec un tel succès, le prix d’un verre d’absinthe était devenu moins élevé que celui d’un verre de vin.
Surnommée la «fée verte», l’absinthe fut accusée de sévères intoxications dues notamment à un de ses composants, le méthanol, un alcool toxique pour le système nerveux. Zola l’évoque dans l’enfer de L’Assommoir et, si elle était appréciée du poète Verlaine, peut-être a-t-elle contribué à ruiner la santé d’écrivains comme Baudelaire et d’artistes comme Van Gogh. On lui prêtait aussi, non sans raison, des vertus abortives.
Il n’en fallut pas davantage pour que les ligues alcooliques, l'Église catholique, les médecins, la presse, etc. se mobilisent tous contre «l'absinthe qui rend fou». En réalité, ce qui fit pencher la balance chez les politiques, ce fut la pression exercée par les viticulteurs, notamment du Midi, furieux de voir leur production supplantée chaque année davantage. Pour preuve, le cri unanime qui sortait de toutes les gorges lors des manifestations: Tous pour le vin, contre l’absinthe! D’autres affirmaient haut et fort: Pernod fils … perd nos fils!
Une telle campagne déboucha en France sur l’interdiction totale du produit le 16 mars 1915, le texte de loi prenant soin, comme pour se justifier, de mettre en avant les préconisations de l’Académie de Médecine et de l’Académie des Sciences, s’inquiétant toutes deux de la montée de l’alcoolisme dans notre pays. Aucune trace dans ce document du puissant lobby exercé par les viticulteurs et leurs députés à l’Assemblée nationale en ce début de guerre mondiale.
Faisant fi du passé, Michel Rocard signa, le 2 novembre 1988, un décret autorisant (tout en la réglementant) la présence de thuyone, la principale molécule de l’huile essentielle d’absinthe.
C’était l’indispensable feu vert tant attendu pour reprendre la production de l’absinthe en France et, en 1999, on vit des étiquettes porter le nom de Versinthe verte (voire même de «L’Absente»), élégante façon de contourner la loi en ne reprenant pas intégralement le nom défendu depuis 1915.
Depuis le 1er mars 2005, la production d’absinthe a de nouveau été autorisée en Suisse. La France ne pouvait plus se laisser gagner de vitesse.
Il fallut néanmoins attendre le 17 décembre 2010 pour voir le Parlement français abroger la loi du 16 mars 1915 qui interdisait aux producteurs français d'utiliser la dénomination "absinthe", en réaction à une demande d’IGP (Indication Géographique Protégée, label décerné par les instances européennes) au profit des seuls producteurs du Val-de-Travers en Suisse.
En Franche-Comté, l’absinthe est produite à Pontarlier (Doubs) et à Fougerolles (Haute-Saône).
TOUT UN RITUEL
Servir l'absinthe, c’est accomplir une véritable cérémonie, avec ses codes et ses accessoires: on commence par verser l'absinthe pure dans un verre spécifique indiquant la dose qui convient par un trait ou une «bulle». Puis, sur le verre, on place une cuillère appelée «pelle à absinthe» sur laquelle on dépose un sucre ou un demi-sucre. On arrose le sucre au goutte à goutte avec de l’eau glacée jusqu’à obtenir une dilution de l’absinthe dans trois à cinq fois son volume d’eau selon la force dont on désire la doter. On peut arroser le sucre à la main avec une carafe mais l’usage s’est répandu, depuis le 19e siècle, de confier cette mission délicate à une «fontaine à absinthe» qui présente en outre l’avantage de pouvoir servir plusieurs verres simultanément2. Cette façon de faire contribue assurément au goût de la liqueur qu’on va déguster en libérant les arômes de plantes qui entrent dans sa composition.
Durant ce lent processus, les ingrédients non solubles, notamment ceux de l’anis vert ou étoilé et du fenouil donnent naissance à des émulsions procurant à l’absinthe son trouble et sa couleur caractéristiques.
Traditionnellement, on ne brûle pas le sucre et ce n'est qu'en 1990, dans les discothèques tchèques, qu’on a prit l’habitude de le flamber, probablement pour attirer l'attention des clients et des touristes sur cet apéritif hors du commun.
Les amateurs d’art iront voir «Monsieur Boileau au café» peint par Toulouse-Lautrec et montrant un homme bedonnant et chapeauté attablé devant un verre dont la couleur verte ne laisse planer aucun doute sur la nature du contenu.
Comme ce tableau est conservé au musée de Cleveland (Ohio, USA), certains préféreront se rendre au Louvre, assurément plus près de chez nous, pour découvrir ou redécouvrir «L’Absinthe» (1876) d’Edgar Degas, toile montrant l’actrice Ellen Andrée (1857-1925), un des modèles préférés des impressionnistes, et le peintre et graveur Marcellin Desboutin (1823-1902), assis côte à côte dans un café devant un verre de la fameuse «fée verte».
1 Alors capitale mondiale de l’absinthe, Pontarlier devint un nom de ville aussi connu que Paris, notamment dans les colonies françaises d’Afrique Noire (AOF et AEF) où des affiches vantant ce spiritueux, plus artistiques les unes que les autres dans un style franchement déco s’étalaient à l’envi jusque dans les villages les plus reculés. L’absinthe, c’était un peu de métropole s’affichant à l’étranger.
2 Le musée de Pontarlier (Doubs) a su faire revivre dans ses murs l’absinthe à la Belle Époque.
Écrit par Jean-Marie Thiébaud.
Crédit photo - Maud-HUMBERT- BFC Tourisme & Alain DOIRE - BFC Tourisme