Appartenant à la même famille que la petite gentiane bleue, la grande gentiane jaune (du latin gentiana), surnommée parfois «gratte-ciel» en raison de sa taille pouvant atteindre deux mètres (une légende prétendant même que la hauteur serait annonciatrice de la quantité de neige attendue au cours de l'hiver suivant), est une plante des plateaux d’altitude, particulièrement résistante et vivant jusqu’à 50 ans. Ses longues racines (de quelques dizaines de cm à 1,5 m) pèsent en moyenne 2 à 3 kg mais certaines, très profondes et particulièrement difficiles à arracher1 (au point que les agriculteurs doivent parfois avoir recours à leurs tracteurs), atteignent des poids records, 6 à 7 kg. La grande gentiane jaune attend cinq à huit ans pour offrir sa première floraison qui se produit ensuite annuellement entre juin et août selon l’altitude. Quant aux racines, il faut qu’elles aient au moins une quinzaine d’années pour servir à la fabrication de la «gentiane», boisson connue depuis l’Antiquité.
Le médecin grec Dioscoride surnommé Pedianus à Rome, passionné de botanique, a laissé un grand traité, en grec, Sur la Matière médicale, composé sous le règne de Néron, au premier siècle de notre ère. Ce livre qui décrit les vertus de la gentiane jaune sera lu et inlassablement recopié au Moyen Âge par les Grecs, les Latins et les Arabes, les principes nobles amers de la racine de cette plante des montagnes acquérant bientôt le statut de «remède universel», servant notamment à traiter les troubles gastro-intestinaux, les vomissements, les brûlures d’estomac. Aujourd’hui encore, certains en boivent un petit verre en cas d’indigestion et disent s’en porter mieux presque aussitôt. La gentiane, agit sur le foie et les voies biliaires comme un véritable dépuratif.
Mais c’est la mode des boissons apéritives et digestives qui, au 19e siècle, rendit la gentiane aussi appréciée que l’absinthe ou le quinquina.
Comment fabrique-t-on la gentiane?
Les racines et les rhizomes étant soigneusement lavés, on les réduit en fines lamelles qu’on laisse fermenter pendant six semaines avec de l’eau et des levures.
Vient ensuite la distillation en deux temps:
- Une première distillation qui donne un alcool titrant 20°, la «flegme», appelée aussi «blanquette»
- Une seconde distillation qui, après rejet des distillats de tête (qu’on appelle chien ou dragon dans le Jura), produit un alcool beaucoup plus concentré, titrant environ 65° et qu’il convient de couper avec de l’eau distillée pour le ramener entre 40 et 55°, selon le distillateur. On peut alors le mettre en bouteilles et le commercialiser.
Rappelons qu’il faut plus de 15 kg de racines de gentiane pour produire un litre d’alcool.
Le goût fort de l’alcool de gentiane (dit aussi «eau-de-vie de gentiane» ou tout simplement «gentiane»), qui peut rester en bouche de longues minutes, voire des heures, est une expérience culinaire incontournable pour quiconque voudrait pouvoir se vanter de bien connaître la gastronomie comtoise. Mais cet alcool est à déconseiller aux amateurs par trop pusillanimes! Ainsi, il en restera suffisamment pour les vrais connaisseurs car la gentiane se fait hélas de plus en plus rare, même si on peut encore en acquérir dans des distilleries spécialisées, voire même chez des paysans qui accepteront peut-être – s’ils détectent en vous la capacité de l’apprécier à sa juste valeur - de vous en offrir sous le manteau une ou deux bouteilles. Chut, c’est un secret!
Notre conseil : pour apprivoiser la gentiane et tenter une première expérience, nous vous conseillons de goûter des glaces parfumées avec cet alcool, notamment des glaces au citron, la gentiane remplaçant avantageusement la vodka dans une coupe dite «colonel». Vous allez vivre un instant de grande fraîcheur et de pur bonheur.
Il existe aussi la liqueur de gentiane du Jura qu’on surnomme parfois la «fée jaune» pour faire pendant à la «fée verte», l’absinthe.
1 Autrefois, cette tâche était confiée à des «gentianaires» («gençanaires» en pays occitan), des gros bras dont c’était le métier en août-septembre. Les «gentianaires» se servaient d’une ancre, pioche qu’on faisait basculer comme un levier. L’ancre a été remplacée dans les montagnes du Jura par une sorte de fourche, la «fourche du diable» qui, équipée d’un marchepied permet à l’arracher de sauter dessus de tout son poids pour enfoncer les griffes aussi profondément que possible dans le sol. Puis, à la force des biceps, il faut faire basculer le manche de la fourche pour voir enfin la racine sortir de terre. Il n’est pas rare que cette racine casse ce qu’il ne faut pas regretter car quelques centaines subsistants suffisent à la plante pour redémarrer.
Écrit par Jean-Marie Thiébaud.
Crédite photo : Maud HUMBERT - BFC Tourisme